Monday, November 15, 2010

famille - La vie n’est pas juste - Blog LeMonde.fr

famille - La vie n’est pas juste - Blog LeMonde.fr: "Mémé et le marketing
Texte original de mars 2006, actualisé

Mon arrière grand-mère, née en 1872 à Donato (Piemont), illettrée émigrée en France avec son mari et ses premiers enfants pour ne pas mourir de faim chez elle, se retrouva veuve à 35 ans avec cinq enfants à charge,

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après que son mari, carreleur de son état, fut malencontreusement mort à 42 ans d’un mélange de cirrhose et de silicose-amiantose, la première maladie ayant été causée par l’excès de vin bu pour mieux avaler l’excès de poussière ayant entraîné la seconde. Elle n’en conçut nulle amertume car ainsi allaient la vie et la mort en ce temps-là.

Elle réussit à élever sa petite famille grâce à son acharné travail de lingère : le linge était lavé le matin, séchait pendant la journée et la moitié de la nuit, était repassé et empesé pendant la seconde moitié de la nuit pour être livré à l’aurore aux bourgeois du quartier qui étaient ses clients. L’argent de ce travail permettait l’achat au comptant de la nourriture de la journée. Pas question de s’engager dans le moindre crédit qui aurait constitué un engrenage fatal.
Gravure représentant des blanchisseuses dans le grand livre des métiers de 1925

Et comme les enfants mangeaient tous les jours, il lui fallait travailler tous les jours. Fort heureusement, les bourgeois changeaient de linge également chaque jour. Pas question, bien sûr, d’être malade car il n’y avait pas de protection sociale. Enfin, malade on pouvait l’être un peu, pourvu que cela n’empêchât pas de travailler. Elle réussit à s’en sortir et alors que le dernier de ses enfants s’apprêtait à quitter la maison, ma grand-mère disparut à son tour, à 38 ans, d’une pneumonie. Mon arrière grand-mère se retrouva de nouveau avec trois autres enfants à charge car mon grand-père ne pouvait pas s’en charger seul. Il mourut d’ailleurs lui aussi à son tour cinq ans plus tard, à 48 ans, du même mélange fatal que son beau-père.

Lors de ma naissance – inattendue - mon arrière grand-mère avait 70 ans et elle me tînt très souvent compagnie pendant les douze premières années de ma vie, me racontant un peu son passé mais m’expliquant surtout - avec la même énergie - que, d’une part, il n’y avait pas de Bon Dieu car sinon il n’aurait pas permis qu’il y eut tant de misère, et que, d’autre part, dans la vie tout se mérite et tout se paye. Et comme elle était contre le gaspillage, elle me volait chaque jour en douce une ou deux pièces en bois des jeux de construction que l’on m’offrait chaque année pour Noel pour allumer le poele à charbon chaque matin. Si bien que très jeune j’appris que tout n’a qu’un temps et que les meilleures constructions à base de cubes en bois se font plutôt en janvier qu’en aout…. Je m’en plaignais régulièrement à ma mère qui lui faisait alors la leçon. L’hypocrite ouvrait alors de grands yeux innocents pour jurer ses grands dieux (ceux qui n’existent pas …) qu’elle n’avait rien à voir dans les élucubrations d’un petit menteur (moi en l’occurrence) et que cela lui faisait beaucoup de peine qu’on l’eut cru capable d’une une telle infamie

rivoire et carret
Publicité des pâtes Rivoire et Carret de 1936. On admirera la discrétion de cette image et les valeurs qu’elle sous-tend timidement

Bien sûr, et Dieu merci ! (toujours celui qui n’existe pas…) elle ne connaissait pas le marketing. Mais, en fait, l’aurait-elle compris ? Elle qui m’a si bien expliqué qu’il ne sert à rien de regarder la vitrine d’un magasin quand on n’a pas les moyens d’y acheter quelque chose que j’en suis encore, cinquante ans plus tard, à souhaiter avoir acheté avant même que l’on m’ait montré les produits disponibles et à protester, quand le choix est trop large, que l’on cherche à me faire perdre mon temps … Aurait-elle compris que l’on puisse dépenser de l’argent et déployer tant d’efforts pour la motiver et la convaincre d’acheter quelque chose d’inutile, elle qui toute sa vie dût faire des choix déchirants face à des besoins toujours plus criants les uns que les autres ?

Quelle évolution fantastique avons-nous connu en moins de cinquante ans! Que de changements depuis ces années d’après la guerre où nous manquions encore de tout mais savions profiter incroyablement de la moindre petite chose. Quelle belle époque que celle où certaines familles installaient leur premier réfrigérateur(1) dans la salle à manger (que l’on a depuis rebaptisée salle de séjour, sans doute parce que même manger n’est plus une fête), afin que chacun sache qu’elles en avaient un. Les autres, pendant l’été, laissaient le beurre dans une cuvette où coulait l’eau fraîche afin qu’il ne fonde pas. Ils y mettaient aussi quelques bouteilles de vin un peu avant le repas, pour qu’il prenne la bonne température. (C’était avant le diabète et le cholestérol)

Nous vivions avec quelques idées simples et mourrions l’âme en paix. Comme disait mon arrière grand-mère (qui avait finalement appris à lire le français mais pas complètement à le parler) “C’est vrai, je l’ai vu dans le journal !” (2) La moindre chose demandait beaucoup d’efforts, les semaines de travail étaient longues et le pouvoir d’achat peu élevé. Mais tout le monde avait sa place dans la société et je me souviens avec quel mépris nous parlions de ce Mr Goitre, qui habitait l’étage du dessus, et qui était toujours aux assurances…(3) Puis peu à peu, cet ordre ancien s’est écroulé. Après quelques années de vraie prospérité due à la reconstruction de ce que nous avions détruit pendant la guerre et à la satisfaction de quelques vrais besoins, la population européenne, tout comme la population nord-américaine, a pris l’habitude, insidieusement mais inexorablement, de vivre au dessus de ses moyens et de trouver cela normal, le pensant mérité.

Pour une raison que j’ignore, nombreux sont ceux qui, en France, ont appelé cette période les “trente glorieuses” alors que nous commencions déjà à creuser ce gigantesque trou financier du fond duquel nos gouvernants actuels justifient toutes les mesures visant à rendre nos pauvres encore plus pauvres parce que le marché le veut ainsi !
maizena
Publicité Maizena du début des années 50. C’était un de mes petits déjeuners préférés. Tout le monde avait l’impression de vivre dans une certaine aisance avec des produits aussi sophistiqués

Nous voilà aujourd’hui à produire toujours plus d’objets, toujours plus inutiles mais toujours moins chers, que nous pouvons de moins en moins acheter car nous les faisons fabriquer par d’autres pour en diminuer le prix. Ces nouveaux besoins donnent aux classes moyennes l’impression d’une diminution de leur pouvoir d’achat. Les délocalisations mettent peu à peu nos propres travailleurs au chômage et les empêchent d’acheter ces mêmes produits, sans pour autant que les étrangers qui les fabriquent soient suffisamment payés pour qu’ils puissent eux-mêmes en acheter. Logique n’est-ce pas !

Nous voilà à faire faire tant de progrès à la médecine qu’elle n’a jamais produit autant de malades dont nous ne pouvons plus assurer le coût, ni maintenir en vie tant de personnes très âgées dont nous ne pouvons plus assumer la garde. Qu’il fasse un peu plus chaud un été, et l’hécatombe de centenaires sera d’autant plus grande que le pays concerné était bien classé par l’Organisation Mondiale de la Santé pour sa forte espérance de vie. Mais cela n’est sans doute pas pire que les campagnes de vaccination, dans le tiers-monde, qui permettent de maintenir en vie des enfants qui ainsi pourront être victimes de la famine.

Nous voilà à faire faire tant de progrès à notre agriculture que nous avons forcé nos vaches à devenir cannibales en les nourrissant des excédents de laits en poudre et de farines animales insuffisamment chauffées pour ne pas rendre folles nos pauvres amies bovidées. Nos excédents agricoles largement subventionnés inondent les marchés du tiers-monde où il est aujourd’hui plus économique d’acheter des culs de poulet étrangers congelés importés des États-Unis que du poulet fermier local, à condition bien sûr d’en avoir les moyens, ce qui exclue d’emblée les producteurs locaux qui, ne vendant plus rien, sont tous en faillite et qui, dans le cas contraire, auraient j’espère le bon sens de manger leur propre production. D’autres excédents sont si excédentaires qu’on ne peut même plus payer la main d’œuvre susceptible de les ramasser car plus on ramasse, plus on tente de vendre et plus les prix baissent. Au fou !

Villiers le Bel

Petite soirée entre amis à Villiers le Bel

Ceci est d’ailleurs une bonne chose car nous n’avons plus de main d’œuvre locale disponible pour ce faire, celle-ci étant totalement occupée - au chômage ou au RMI – à d’autres activités complémentaires que la loi – sinon la morale – réprouve mais qui leur permet de subvenir largement à leurs besoins en tenues sportives de contrefaçon dans des quartiers reculés, où ils organisent régulièrement des petites fêtes pendant lesquelles il est de plus en plus difficile de maintenir un semblant d’ordre républicain.
martiniMartini et Rossi, de Torino (Turin), capitale du Piemont, où Mémé n’avait jamais vu de tels signes de luxe. Publicité de 1945 environ

Ma pauvre grand-mère – Dieu (celui qui n’existe pas…) ait son âme – aurait bien du mal à suivre tous ces bouleversements et me demanderait certainement pourquoi tout le monde s’habille à l’envers avec les marques à l’extérieur et pourquoi certains prétendent qu’il faut travailler moins pour produire plus de richesses ! Mais comment pourrais-je lui expliquer, avec son pauvre mélange de français et de piémontais, toutes les finesses du socialisme à la française, du travaillisme à l’anglaise, de la démocratie à l’américaine, ou de l’éthique à l’italienne ?

(1) Le Domelre, fabriqué à Chicago en 1913, fut le premier réfrigérateur domestique fonctionnel. Ensuite, Nathaniel Wales conçut un appareil qui fut largement commercialisé, sous la marque Kelvinator, à partir de 1918. La marque Frigidaire fit son apparition un an plus tard, en 1919. Le premier réfrigérateur à la fois silencieux et fonctionnel fut conçu par les Suédois C. Munters et B. von Platen (premier brevet : 1920). La fabrication industrielle commença en 1931 avec Electrolux, à Stockholm, et Servel, aux États-Unis. La société américaine General Electric fabriqua, en 1926, un groupe ménager hermétique et, en 1939, le premier réfrigérateur à deux températures qui permettait de conserver les aliments congelés dans l’un des compartiments.
(2) Elle lit tout d’abord le « Petit Dauphinois ». En 1940, c’est le principal journal quotidien des Alpes du Nord (Isère, Savoie, Haute Savoie). Il est le plus lu à Grenoble où sont aussi diffusés la Dépêche dauphinoise et la République du Sud-est. Journal d’information locale, il traite aussi largement des événements nationaux et internationaux. Il est ainsi l’un des rares à publier, le 19 juin 1940, l’allocution du Général de Gaulle diffusée la veille depuis Londres. Avec l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain, à la censure française s’ajoute, après novembre 1942, celle des occupants italiens puis, à partir de septembre 1943, celle des Allemands. Il sera remplacé par le « Dauphiné Libéré », fondé par sept membres de la Résistance: Louis Richerot, Fernand Policand, Elie Vernet, Alix Berthet, Roger Guerre, André Philippe et Georges Cazeneuve. Le premier numéro est paru le 7 septembre 1945. À la Une, l’éditorial annonçait : « Le libre journal des hommes libres »
(3) Sous entendu “assurances chômage” : premier dispositif français de maintien du salaire pendant les périodes d’arrêt dues à des accidents du travail ou des maladies, mis en place en 1946 par le premier gouvernement du Général de Gaulle.

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